La Paradoxe de la Rapatriation : Le Libéria et les fondements du colonialisme de peuplement en Afrique de l’Ouest (1816–1980)
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1. Introduction et cadre conceptuel
La fondation du Libéria au début du XIXe siècle constitue un chapitre unique et complexe de l’histoire mondiale. Deuxième république noire indépendante du monde, après Haïti, le Libéria a été créé par d’anciens esclaves américains affranchis et des Noirs libres, et s’est fortement aligné sur les États-Unis d’Amérique. Toutefois, la fondation de l’État, proclamée le 26 juillet 1847, ne fut pas un simple acte de libération ou de retour au pays d’origine. Au Libéria, une forme spécifique de colonialisme de peuplement s’est manifestée, dans laquelle une minorité imprégnée de culture occidentale a établi sa domination sur la majorité autochtone déjà présente.
1.1 L’étude : histoire, identité et souveraineté
Cette étude vise à analyser les circonstances historiques de la création du Libéria : qui étaient les esclaves américains, comment sont-ils arrivés en Afrique, pourquoi ont-ils choisi cet endroit, et quelle société existait-elle auparavant ? Le lien historique évident entre le Libéria et les États-Unis, reflété dans la similitude frappante des drapeaux, sert de point de départ à la déconstruction de cette histoire. La ressemblance du drapeau libérien avec celui des États-Unis indique clairement l’orientation historique vers l’Amérique, qui considérait le Libéria comme une « terre de liberté » en Afrique. Les onze bandes du drapeau libérien représentent les onze signataires de la déclaration d’indépendance de 1847, tandis que l’étoile unique symbolise le Libéria comme la seule république indépendante d’Afrique à l’époque, marquée par l’influence occidentale. L’analyse couvre la période critique de la fondation de l’American Colonization Society (ACS) en 1816 jusqu’au coup d’État militaire de 1980, qui mit fin à 133 ans de domination politique des Américano-Libériens.
1.2 Définition du paradoxe : idéaux américains dans un contexte africain
Le projet fondateur libérien fut, dès le début, marqué par un profond paradoxe. Les colons quittèrent les États-Unis pour échapper à l’oppression raciste et au manque de droits civiques, mais ils reproduisirent à leur arrivée en Afrique les mêmes hiérarchies raciales ou culturalistes qu’ils avaient subies. Les Américano-Libériens s’établirent comme « propriétaires de l’État-nation », classant les Africains autochtones comme des « autres racialisés ».
Ce processus de fondation de l’État complique l’analyse conventionnelle du colonialisme de peuplement. Dans le cas du Libéria, il ne s’agissait pas d’une colonisation européenne, mais de la migration d’un groupe ethniquement défini (les Américano-Libériens), qui s’est installé de façon permanente avec pour objectif d’exercer une souveraineté unilatérale sur les populations déjà présentes. Cela a conduit à l’application d’instruments coloniaux classiques tels que l’expropriation des terres, la colonisation permanente et le refus de la souveraineté aux groupes autochtones. Les Américano-Libériens projetèrent leur propre identité, façonnée par la culture blanche dominante des États-Unis, et cherchèrent à se distinguer des qualités qui, aux yeux des Blancs, les rendaient « inférieurs ». Ils évaluèrent ainsi les peuples autochtones selon ces critères et instaurèrent une hiérarchie sociale rigide.
2. L’émergence de la colonisation : l’American Colonization Society (ACS)
Le véritable moteur de la fondation du Libéria fut l’American Colonization Society (ACS), fondée en 1816 à Washington, D.C.
2.1 Fondation et coalition des contradictions
L’ACS fut initialement créée par Robert Finley, un pasteur presbytérien, pour promouvoir et soutenir le « rapatriement » des Noirs libres et des esclaves affranchis en Afrique. Finley et d’autres partisans considéraient cette action comme philanthropique, bénéfique aux Afro-Américains et favorable à la diffusion du christianisme en Afrique.
Cependant, l’ACS attira une coalition paradoxale de soutiens, comprenant à la fois des abolitionnistes, des quakers et de nombreux propriétaires d’esclaves. Des personnalités politiques de haut rang telles que Henry Clay, Francis Scott Key et Bushrod Washington (neveu de George Washington) figuraient parmi les fondateurs ou premiers soutiens. Le président James Madison soutint publiquement les objectifs de l’organisation et organisa des financements publics.
Pour les propriétaires d’esclaves et de nombreux Américains blancs, la motivation était de retirer la population croissante de Noirs libres (de 60 000 en 1790 à 300 000 en 1830) des États-Unis. Ils craignaient que ces derniers n’aident les esclaves à s’enfuir ou à se rebeller, une peur exacerbée après la révolution haïtienne et la révolte de Nat Turner. Ces Américains blancs estimaient que les Noirs libres, en raison de leur prétendue infériorité ou du préjugé blanc insurmontable, ne pouvaient être intégrés à la société américaine.
La fonction réelle de l’ACS n’était donc pas principalement le « rapatriement » humanitaire, mais une séparation socio-politique destinée à stabiliser la hiérarchie raciale des États-Unis. Henry Clay affirmait que les Noirs libres étaient des « étrangers – politiques, moraux, sociaux, étrangers bien qu’autochtone » et que leur départ aiderait à résoudre le problème de l’esclavage et à former une nation majoritairement blanche. Ce calcul, liant l’émancipation à la colonisation, servait de soupape aux tensions du Sud.
Un signe clair de la fonction politique de l’ACS fut que les États-Unis ne reconnurent officiellement l’indépendance du Libéria, proclamée en 1847, qu’en 1862. Une reconnaissance plus précoce aurait implicitement validé la légitimité d’une république souveraine dirigée par des Noirs, sapant ainsi la base idéologique de l’esclavage dans le Sud. La reconnaissance n’eut lieu qu’après la sécession des États esclavagistes confédérés, soulignant l’imbrication de la question libérienne dans la politique raciale intérieure des États-Unis.
2.2 Opposition à la colonisation
Dès le début, l’ACS fit face à une forte opposition de la part de la communauté afro-américaine et de nombreux abolitionnistes. Des figures majeures comme William Lloyd Garrison et l’ancien esclave Frederick Douglass attaquèrent vigoureusement l’ACS.
Garrison qualifia l’organisation de fraude. Les critiques soutenaient que l’ACS contribuait en réalité à la préservation de l’esclavage en retirant les Noirs libres les plus capables et influents des États esclavagistes, stabilisant ainsi l’institution. Ils dénonçaient aussi le mouvement de colonisation pour avoir accepté le racisme, en admettant que l’intégration raciale aux États-Unis était impossible.
Frederick Douglass condamna la colonisation comme une manifestation de haine raciale et de préjugé dans la société américaine. Il exigeait que toute réforme visant à abolir l’esclavage s’attaque aussi à l’injustice raciale et à l’égalité formelle entre Noirs et Blancs aux États-Unis. Les convictions de Douglass eurent un impact politique : après des discussions avec lui, le président Abraham Lincoln, qui avait un temps envisagé la colonisation, abandonna publiquement l’idée.
3. Les colons : définition de l’identité américano-libérienne et difficultés initiales
La question de savoir qui étaient les colons venus en Afrique conduit à définir les Américano-Libériens comme un groupe ethnique qui a établi son identité sur la base de la migration et de la culture américaine.
3.1 Composition démographique et transfert culturel
Les Américano-Libériens descendaient de Noirs américains libres ou anciennement esclaves ayant émigré au Libéria au XIXe siècle. Ils furent rejoints par des Afro-Caribéens et, de façon significative, par des Africains libérés de la traite négrière illégale par des navires britanniques et américains. Ce groupe, appelé « Congos » (car beaucoup venaient du bassin du Congo), comptait environ 5 000 personnes et fut intégré à l’identité américano-libérienne. Jusqu’en 1867, l’ACS installa plus de 13 000 émigrants, la majorité venant du sud des États-Unis, en particulier de Virginie.
Culturellement, les colons conservaient de fortes préférences occidentales : ils parlaient l’anglais américain, pratiquaient le protestantisme, portaient des vêtements occidentaux (haut-de-forme, redingote) et construisaient des maisons de style plantation du Sud. Cette orientation culturelle servait non seulement à préserver leur origine, mais aussi à légitimer leur propre hiérarchie sociale comme gage de « civilisation ».
3.2 La réalité de la « saison des maladies » et la mortalité précoce
Les attentes optimistes des colons furent rapidement contrariées par la dure réalité de la vie pionnière. L’adaptation agricole était difficile, le climat équatorial humide et les méthodes de culture inconnues, menaçant la survie des colonies.
Plus dévastateur encore fut l’environnement sur le plan sanitaire. Le taux de mortalité parmi les migrants en Afrique de l’Ouest au XIXe siècle, surtout pendant la « saison des maladies » (saison des pluies), est l’un des plus élevés jamais enregistrés. Les historiens s’appuient sur les archives détaillées de l’ACS, qui attribuent principalement les décès à des maladies infectieuses entre 1820 et 1843.
Cette mortalité extrême et les difficultés économiques engendrèrent une profonde insécurité parmi l’élite américano-libérienne. Pour assurer leur survie et obtenir des ressources (notamment de la main-d’œuvre, souvent par l’« apprentissage » de nouveaux arrivants ou d’autochtones), les colons renforcèrent leur attachement à la supériorité culturelle occidentale. Ce comportement transposait les préjugés racistes subis aux États-Unis (double conscience) en un mécanisme actif de hiérarchie coloniale. En insistant sur le « corps et l’esprit civilisés » occidentaux, ils cherchaient à stabiliser leur identité et à se distinguer de leur propre vulnérabilité. Cela entraîna un refus d’assimilation culturelle aux peuples autochtones ; les Américano-Libériens refusaient d’apprendre quoi que ce soit des populations locales, qu’ils considéraient avec méfiance.
4. Le paysage précolonial : la Côte du Poivre avant 1821 (Qu’y avait-il avant le Libéria ?)
Bien avant l’arrivée des colons américains, les territoires de l’actuelle République du Libéria étaient une zone de peuplement dynamique avec des groupes ethniques et des structures commerciales établis.
4.1 Groupes ethniques établis et histoire migratoire
La population du Libéria se compose historiquement de trois grands groupes linguistiques de la famille Niger-Congo, installés depuis la fin du Moyen Âge en provenance du Soudan occidental : les Mandé, les Kwa et les Mel.
- Mandé : Nord-ouest et centre, dont les Kpelle (plus grand groupe ethnique du Libéria), les Vai (qui ont développé leur propre écriture), les Loma et les Mano.
- Kwa : Sud du pays, dont les Bassa (plus grand groupe à Monrovia), les Kru et les Grebo. Les Bassa sont le deuxième groupe du Libéria.
- Mel : Inclut les Gola et les Kisi.
Les Kru (Krao, Kroo) étaient déjà connus avant la colonisation comme marins, pêcheurs et dockers le long de la côte ouest-africaine. Selon leurs traditions orales, ils n’auraient pas été réduits en esclavage pendant la traite atlantique, mais considérés comme marins et commerçants précieux, ce qui a renforcé leur mobilité et leur position économique de la Sénégambie au Cameroun.
4.2 Structure sociopolitique et économie
L’organisation politique traditionnelle de ces peuples, notamment chez les Kru et les Bassa, était généralement décentralisée. Chaque sous-groupe vivait dans des cités autonomes, organisées en clans patrilinéaires exogames. L’économie reposait sur la pêche et l’agriculture de subsistance (riz, manioc).
L’idéologie de colonisation des Américano-Libériens nécessitait cependant de nier ou de dévaloriser ces structures politiques et culturelles indigènes complexes. Reconnaître leur légitimité aurait sapé leur prétention à être une force civilisatrice dans un territoire « vide » ou « arriéré ». En présentant les autochtones comme de simples victimes ou inférieurs culturellement (« autres racialisés »), les colons purent justifier leur contrôle militaire et économique sur des territoires en réalité gérés par des communautés dotées de droits coutumiers. Ce déni culturel était une condition nécessaire à l’établissement du régime colonial de peuplement.
5. Acquisition des terres et projet colonial interne (Pourquoi le choix du Libéria ?)
Le choix de la Côte du Poivre d’Afrique de l’Ouest comme site de peuplement et les débuts violents de l’acquisition des terres ont jeté les bases de conflits internes ultérieurs.
5.1 Choix de la Côte du Poivre
Après un échec de colonisation en Sierra Leone en 1820 (nombreuses morts dues au paludisme), l’ACS envoya en 1821 un navire de la marine américaine pour trouver un site plus adapté à une colonie permanente.
Le choix se porta sur le cap Mesurado, une côte stratégique pour le commerce et la défense. Ce site devait réaliser la vision de l’ACS d’un Libéria centre de la civilisation chrétienne noire en Afrique.
5.2 Recours à la force au cap Mesurado (1821)
L’acquisition des terres fut marquée par la violence. Les chefs locaux résistèrent d’abord à la tentative d’achat des Américains. L’officier de marine Robert Stockton acquit le terrain (futur site de Monrovia, nommé d’après le président James Monroe) par la contrainte militaire directe : il aurait menacé de tuer le chef local King Peter (Zolu Duma) en lui mettant un pistolet sur la tempe pour le forcer à signer.
Cet acte fondateur sur une « terre volée » définit d’emblée la relation entre colons et autochtones comme antagonique et établit la colonie sur la contrainte.
5.3 Premiers conflits entre colons et autochtones (1822–1847)
Les débuts de la colonisation furent marqués par des hostilités continues. Entre 1822 et 1847, au moins cinq conflits majeurs opposèrent Américano-Libériens et groupes autochtones : la guerre Dei-Settler (1822), la guerre Dei-Gola-Settler (1832), la guerre Bassa-Settler (1835) et les batailles Vai-Settler (1839–1840). Ces guerres résultaient directement de l’expansion territoriale des Américano-Libériens et de leur refus de reconnaître les droits des communautés autochtones.
Tableau 1 : Principaux conflits de la période coloniale précoce (1822–1840)
| Nom du conflit | Date approx. | Groupe(s) autochtone(s) | Signification |
| Guerre Dei-Settler | 1822 | Dei | Première résistance armée contre la colonisation près de Monrovia. |
| Guerre Dei-Gola-Settler | 1832 | Dei, Gola | Résistance autochtone persistante à l’expansion. |
| Guerre Bassa-Settler | 1835 | Bassa | Conflit pour l’appropriation des terres et le contrôle des ressources. |
| Batailles Vai-Settler | 1839–1840 | Vai | Affrontements dans le nord-ouest, consolidation du territoire colonial. |
La politique coloniale précoce, qui consistait à déclarer les terres autochtones comme « terres publiques » (Public Land) n’achetables que par les colons, créa une inégalité structurelle qui déstabilisa l’État à long terme. Cette politique, fondée sur la contrainte, priva les autochtones de leur droit coutumier à la terre et établit la minorité américano-libérienne comme seuls propriétaires légitimes de l’État. Ce fut le début d’un conflit foncier de près de deux siècles.
6. La naissance de la République : indépendance et modèle américain (1847)
La déclaration d’indépendance du Libéria, le 26 juillet 1847, fut une démarche pragmatique motivée par la nécessité économique et l’incertitude juridique internationale.
6.1 Nécessité économique et politique de l’indépendance
En tant que colonie administrée par une organisation privée américaine, le Libéria manquait d’autorité reconnue internationalement. Les puissances européennes, notamment les commerçants britanniques, commencèrent à contester le droit de la colonie à percevoir taxes et droits de port – essentiels à son autosuffisance.
Face à ces défis et à l’instabilité financière, l’ACS encouragea les colons à proclamer la souveraineté totale. Cela devait permettre au Libéria d’obtenir la reconnaissance internationale et le droit de lever des taxes. Le Libéria devint ainsi la première république africaine. Joseph Jenkins Roberts, marchand afro-américain prospère de Virginie et gouverneur de la colonie, fut élu premier président. Le Royaume-Uni reconnut rapidement le Libéria, les États-Unis attendirent 1862.
6.2 Parallélisme constitutionnel et modèle américain
La constitution libérienne de 1847 fut largement calquée sur celle des États-Unis, prévoyant la séparation des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) et, dans l’article premier, des libertés civiles analogues à la Bill of Rights.
Le préambule de la constitution de 1847 justifiait idéologiquement l’émigration et la fondation de l’État : les fondateurs déclaraient avoir été privés de tous droits civiques aux États-Unis, exclus du gouvernement et taxés sans consentement, d’où la nécessité d’établir leur propre système pour garantir leurs droits inaliénables à la vie, la liberté et la propriété.
Bien que la constitution reflète les idéaux républicains et les libertés civiles dont les colons avaient manqué aux États-Unis, son application au Libéria servit un objectif fondamentalement exclusif. Les dispositions constitutionnelles et les lois sur la citoyenneté exigeaient des autochtones qu’ils adoptent les « formes, coutumes et habitudes de la vie civilisée » pour obtenir la citoyenneté pleine. L’adhésion au modèle constitutionnel américain devint ainsi un instrument de légitimation de la domination coloniale des Américano-Libériens sur la majorité autochtone, exclue de facto de la citoyenneté jusqu’en 1904.
6.3 Le drapeau : ressemblance symbolique et distinction unique
La forte ressemblance entre les drapeaux libérien et américain exprime visuellement cette imitation historique et politique.
- Les bandes : comme les 13 bandes du drapeau américain pour les colonies originelles, les 11 bandes du drapeau libérien représentent les 11 signataires de la déclaration d’indépendance de 1847.
- L’étoile : l’unique étoile symbolise le Libéria comme seule république indépendante d’Afrique à l’époque, marquée par l’influence occidentale.
- Les couleurs : rouge, blanc et bleu soulignent l’attachement culturel et politique à l’ancienne patrie.
7. L’hégémonie américano-libérienne et l’État de colons (1847–1980)
Bien que les Américano-Libériens ne représentaient qu’une infime minorité de la population totale, ils ont réussi à contrôler le pays pendant plus de 133 ans grâce à une structure oligarchique fermée.
7.1 Une minorité gouverne
Les Américano-Libériens, y compris les « Congos » intégrés, représentaient moins de 3 % de la population libérienne. Malgré ce déséquilibre démographique, ils contrôlèrent, jusqu’au coup d’État de 1980, les secteurs politiques, sociaux et économiques du pays. La population autochtone vivait dans une situation « quasi-coloniale ou de caste » face à l’élite.
7.2 Mécanismes d’exclusion politique et sociale
La domination politique reposait sur plusieurs mécanismes centraux d’exclusion et de contrôle :
- Exclusion de la citoyenneté : jusqu’en 1904, les autochtones étaient privés de citoyenneté, considérés comme « arriérés » et « non civilisés ». La constitution de 1847 et les lois ultérieures utilisaient la culture occidentale et le degré d’assimilation comme base juridique de la participation, créant une société à deux classes.
- Parti unique : de la fin du XIXe siècle à 1980, le Libéria fut un État à parti unique, dirigé par la True Whig Party (TWP). Le pouvoir était concentré à la présidence, surtout sous William V.S. Tubman.
- Réseaux d’élite : la direction politique était étroitement liée à des institutions sociales et religieuses élitistes. L’appartenance à la franc-maçonnerie était pratiquement une condition préalable à toute position de pouvoir dans le TWP. Les réunions politiques se tenaient souvent au Grand Temple maçonnique.
- Administration coloniale interne et armée : pour maintenir la domination culturelle et politique, le gouvernement utilisa la Liberian Frontier Force (devenue AFL) pour réprimer les conflits intérieurs, collecter les taxes et appliquer les ordres. Les officiers étaient Américano-Libériens, les soldats de base autochtones – une structure classique de domination coloniale interne.
Cette stratification rigide fut décrite par des observateurs comme une forme d’« apartheid ».
7.3 Exploitation économique et conflit
L’économie était centrée sur l’exportation de matières premières, notamment le caoutchouc et le minerai de fer. Le gouvernement accorda de vastes concessions agricoles et minières, couvrant jusqu’à 75 % du territoire, souvent sans consultation ni consentement des communautés autochtones, qui exploitaient la terre selon le droit coutumier. L’absence de transparence sur les droits fonciers entraîna de graves conflits et attisa les tensions sociales.
La stratification institutionnelle, politique et économique maintenue par l’oligarchie américano-libérienne pendant 133 ans créa un champ de tensions insoutenable entre la minorité dominante et la majorité autochtone exploitée. Le coup d’État militaire du 12 avril 1980, mené par le sergent-chef Samuel Kanyon Doe, un Krahn autochtone, fut la conséquence violente et inévitable de cette inégalité profonde et marqua la fin de la domination des colons américano-libériens.
8. Conclusion
8.1 Résumé du paradoxe fondateur
La fondation du Libéria en 1847 repose sur un profond paradoxe historique. D’un côté, il s’agissait d’un projet d’émancipation et d’autogestion noire, visant à échapper à la terreur raciste des États-Unis. De l’autre, il fut dès le début moralement compromis par les motivations contradictoires de l’American Colonization Society, financée par des propriétaires d’esclaves et des ségrégationnistes.
Les colons, devenus Américano-Libériens, reproduisirent les schémas d’oppression vécus aux États-Unis en érigeant une hiérarchie culturelle et politique sur la population autochtone. L’adoption du modèle politique américain, constitution et symbolique du drapeau compris, ne servit pas la liberté universelle mais légitima la domination d’une petite élite auto-désignée. La constitution, garantissant les droits civiques des colons, servit aussi à exclure la majorité autochtone et à nier ses droits fonciers et politiques.
8.2 Pertinence contemporaine
Les injustices historiques, notamment l’acquisition forcée des terres au cap Mesurado (1821) et la déclaration ultérieure des terres autochtones comme terres publiques, ont posé les bases structurelles des instabilités politiques et des guerres civiles du Libéria à la fin du XXe siècle.
Les conflits profonds autour de la terre et des ressources persistent aujourd’hui, soulignant la nécessité d’un travail de mémoire et de correction historique. Un pas majeur vers la réparation de ces injustices a été l’adoption du Land Rights Act en 2018, qui a reconnu pour la première fois le droit coutumier des peuples autochtones et l’a placé sur un pied d’égalité avec la propriété privée. Ces réformes visent à surmonter enfin les injustices coloniales du régime de peuplement américano-libérien, fondé sur la contrainte et l’exclusion. Les liens culturels et politiques persistants avec les États-Unis, y compris le besoin d’aide américaine, restent un héritage durable de ce processus fondateur unique et profondément problématique.