
Le colonialisme et l’impérialisme du point de vue africain : une analyse critique
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1. Introduction une perspective africaine comme impératif analytique
Les termes « colonialisme » et « impérialisme » sont souvent utilisés comme synonymes dans le débat public et académique pour décrire la domination d’une nation sur une autre. Cependant, d’un point de vue africain, cette imprécision conceptuelle s’avère insuffisante, car elle occulte les expériences spécifiques, souvent traumatisantes, ainsi que les réalités socio-économiques persistantes du continent. Alors que le discours occidental situe fréquemment ces concepts dans des débats théoriques, ils constituent pour l’Afrique le fondement d’une réalité physique et psychologique toujours tangible aujourd’hui. Ce rapport soutient que l’impérialisme représente l’idéologie et la stratégie globale de domination, tandis que le colonialisme en est la concrétisation physique à travers le contrôle territorial et la colonisation. Pour l’Afrique, le colonialisme fut la manifestation violente et visible de ces ambitions impérialistes, dont les conséquences à long terme se font encore sentir dans la politique, l’économie et la société.
L’analyse de ce sujet depuis une perspective africaine n’est pas seulement un choix méthodologique, mais un impératif critique. Elle met en avant les expériences et la capacité d’agir des personnes colonisées et constitue un contrepoids nécessaire aux récits souvent peu critiques et eurocentristes qui présentaient l’histoire du continent comme une phase de « développement civilisationnel ». La déconstruction de ces schémas de pensée coloniaux exige l’utilisation de la théorie postcoloniale comme outil central. En mettant en lumière les dimensions historiques, économiques, politiques et psychologiques de la colonisation, ce rapport rend visibles les profondes blessures laissées par l’époque impériale et permet de mieux comprendre les origines des inégalités mondiales persistantes.
2. Fondements théoriques : distinction et imbrication des concepts
Étymologie et différences fondamentales
La différenciation conceptuelle entre colonialisme et impérialisme commence par leurs racines étymologiques. Le mot « impérialisme » dérive du verbe latin imperare, qui signifie « commander » ou « dominer ». Il désigne la doctrine globale d’une nation visant à étendre sa puissance et son influence sur d’autres. Cette domination peut s’exercer de multiples façons, souvent par des moyens indirects tels que la pression économique, l’influence diplomatique ou la simple menace de la force militaire, sans nécessairement établir de colonies physiques. Il s’agit d’une stratégie de grande envergure, dont l’objectif est de garantir les intérêts nationaux et la suprématie de la puissance impériale.
Le terme « colonialisme » provient quant à lui du latin colonia, qui signifie « colonie » ou « territoire agricole ». Il décrit la pratique spécifique de la prise de possession physique de territoires étrangers et l’établissement sur place d’une structure politique et économique dépendante. Dans le colonialisme, des colons s’installent dans les territoires occupés afin d’y vivre, de cultiver la terre et de soumettre, déplacer ou exterminer la population locale. Le colonialisme constitue ainsi la mise en œuvre directe et concrète d’une idéologie impérialiste.
Le renforcement mutuel
Bien qu’ils soient théoriquement distincts, le colonialisme et l’impérialisme sont, dans la pratique, indissociablement liés. L’impérialisme constitue le cadre stratégique et la philosophie générale de la domination, tandis que le colonialisme en représente la mise en œuvre physique. Pour l’Afrique, la colonisation violente et l’exploitation systématique des ressources et de la main-d’œuvre furent la conséquence tangible et brutale d’une vision impériale axée sur la puissance géopolitique et les avantages économiques.
La justification idéologique de cette violence reposait sur l’idée d’une supériorité culturelle et raciale des colonisateurs. Cette idéologie a créé une vision manichéenne du monde, séparant « nous » des « autres ». Les personnes colonisées étaient idéologiquement présentées comme des peuples « non civilisés » ou « arriérés », supposément incapables de gérer leurs propres affaires. Cette construction de « l’Autre » a servi de fondement pour déclarer l’expropriation, l’oppression et la violence non pas comme une exploitation, mais comme une « mission civilisatrice » censée bénéficier aux colonisés. Cette philosophie paternaliste, qui dissimule l’oppression sous le masque d’un acte moralement justifié d’« amélioration », rend l’exercice du pouvoir colonial particulièrement pernicieux.
Pour les populations concernées, le débat académique sur la distinction précise entre les deux termes était dénué de sens. Qu’une puissance impériale agisse par pression économique ou qu’une administration coloniale exerce une violence directe, les conséquences étaient les mêmes : la perte d’autonomie, la destruction de la culture propre et la soumission tant physique que psychologique. La distinction théorique est un luxe du colonisateur, qui masque l’impact total sur la vie des personnes colonisées. Le tableau suivant met en évidence les principales différences et l’imbrication des deux concepts :
Distinction entre colonialisme et impérialisme
Caractéristique |
Colonialisme | Impérialisme |
Nature |
Colonisation physique et contrôle territorial direct |
Domination indirecte et influence politique/économique |
Mécanisme |
Établissement de colonies, expulsion ou soumission de la population |
Contrôle par pression économique, menace militaire ou traités |
Objectif |
Création d’un État dépendant, exploitation économique |
Extension de l’influence, sécurisation des ressources et des marchés |
Conséquences |
Interventions directes et violentes dans la culture et la démographie, souvent accompagnées de traumatismes durables
|
Impacts plus subtils mais tout aussi destructeurs par l’établissement de dépendances |
3. La « course à l’Afrique » et la pratique de la domination coloniale
La Conférence de Berlin (1884-85) : un moment d’impérialisme pur
La soi-disant « Conférence du Congo », qui s’est tenue à Berlin entre novembre 1884 et février 1885, constitue un exemple emblématique de la stratégie impérialiste d’influence. À l’invitation du chancelier Otto von Bismarck, des représentant·e·s des puissances européennes se sont réunis pour se partager le continent africain autour d’une table de conférence. Les frontières tracées arbitrairement à la règle lors de cette conférence ne tenaient aucun compte des réalités ethniques, culturelles ou linguistiques, ni des territoires et royaumes existants. Le résultat fut la division systématique de l’Afrique en sphères d’intérêts et zones d’influence européennes, déclenchant ainsi la véritable « course à l’Afrique ». Cette conférence fut un acte d’impérialisme pur, qui, par la diplomatie géopolitique, posa les bases de la prise de possession coloniale violente qui allait suivre.
Études de cas comparatives sur l’administration coloniale
L’exercice pratique de la domination coloniale en Afrique n’était pas homogène. Les puissances européennes ont développé différents systèmes administratifs, chacun ayant des effets spécifiques et durables sur les sociétés locales. Les Britanniques pratiquaient la « règle indirecte », un système de décentralisation administrative visant à gouverner par l’intermédiaire de chefs locaux et d’institutions traditionnelles. Leur objectif était de minimiser les coûts de gestion et de diriger les colonies de manière à servir les intérêts économiques, sans pour autant faire des peuples colonisés des citoyennes et citoyens britanniques.
Les Français, en revanche, poursuivaient une politique d’« assimilation ». Leur but était de créer une petite élite d’Africaines et d’Africains, transformée en citoyennes et citoyens français à part entière par l’adoption de la culture et de la langue françaises. Il s’agissait d’un pouvoir hautement centralisé, qui ignorait et sapait délibérément la culture locale et les langues autochtones.
Un troisième exemple, particulièrement brutal, est la domination du roi Léopold II sur le territoire de l’actuelle République démocratique du Congo. De 1885 à 1908, le soi-disant État indépendant du Congo était la propriété privée du roi belge. Son règne est entré dans l’histoire sous le nom d’« atrocités du Congo », une période d’exploitation impitoyable des êtres humains et de la nature. L’esclavage, le travail forcé et les famines ont coûté la vie à des millions de personnes selon les estimations, tout cela au service du pillage systématique des riches ressources naturelles. Les infrastructures construites à cette époque, telles que les chemins de fer et les routes, ne servaient pas au développement interne, mais à l’acheminement efficace du caoutchouc et de l’ivoire vers les ports, afin de satisfaire les intérêts impérialistes.
L’agency africaine et la résistance
Malgré la répression brutale, les peuples africains n’étaient pas de simples victimes passives. L’histoire de la colonisation est aussi celle d’une résistance continue. Les extraits font référence au soulèvement des Herero et Nama contre la domination coloniale allemande, ainsi qu’à la résistance du royaume Ashanti face à l’expansion de la « règle indirecte » britannique au Ghana. Ces exemples montrent que les Africaines et Africains ont activement lutté contre la soumission coloniale et ne se sont pas plié·e·s sans opposition aux nouvelles structures de pouvoir.
Avant l’arrivée des Européens, les sociétés africaines ne s’organisaient souvent pas selon des frontières territoriales fixes, mais autour de groupes de personnes, de zones d’influence ou de grandes communautés villageoises. Le colonialisme a remplacé ces systèmes traditionnels par le concept eurocentrique de l’État moderne aux frontières territoriales définies. Ce bouleversement radical a forcé des peuples historiquement ennemis à vivre dans les mêmes unités administratives, tandis que des groupes ethniques historiquement liés étaient arbitrairement séparés. Cela a créé une base fragile et artificielle qui a favorisé les conflits ultérieurs et la gouvernance inefficace dans de nombreux États postcoloniaux.
Comparaison des systèmes d’administration coloniale
Caractéristique |
« Indirect Rule » britannique |
« Assimilation » française |
Principe |
Gouvernement par des chefs locaux et des institutions traditionnelles |
Objectif de faire de la population africaine des citoyennes et citoyens français |
Structure politique |
Décentralisée, avec des gouverneurs autonomes pour chaque colonie |
Fortement centralisée, sous le contrôle d’un gouverneur général |
Statut des personnes colonisées |
Sujets, mais pas citoyennes et citoyens de la métropole |
Les Africaines et Africains assimilé·e·s obtenaient des droits civiques complets |
Approche culturelle |
Respect des langues et traditions locales |
Mépris de la culture locale et valorisation de la langue française |
4. L’héritage du colonialisme : conséquences à long terme du point de vue africain
Conséquences politiques et géographiques
Les frontières arbitraires tracées par les administrateurs coloniaux sur des cartes de bureau constituent l’un des héritages les plus dévastateurs du colonialisme. Elles ont séparé des peuples et des familles, forcé des ennemis à vivre dans le même État et interrompu d’anciennes routes commerciales. La guerre frontalière sanglante entre l’Éthiopie et l’Érythrée après leur indépendance est un exemple tragique des conséquences à long terme de ces délimitations coloniales. Bien que les nouveaux États africains, lors de la décolonisation, aient accepté par crainte de nouveaux conflits de respecter mutuellement les frontières héritées de la colonisation, les tensions créées par ces lignes artificielles restent perceptibles jusqu’à aujourd’hui.
Déformation économique et sociale
Dans son ouvrage pionnier How Europe Underdeveloped Africa, l’historien Walter Rodney soutient que le « sous-développement » de l’Afrique n’est pas le résultat d’une incapacité interne, mais une conséquence directe du colonialisme. Les systèmes économiques africains précoloniaux, qui s’étaient développés de manière indépendante, ont été détruits par l’exploitation systématique des ressources naturelles et l’instauration de monocultures orientées vers l’exportation. Les administrations coloniales ont forcé la population africaine à entrer dans l’économie monétaire et dans un travail salarié souvent exploiteur, notamment par l’introduction d’impôts à payer en argent. Cela a brisé l’autonomie des économies familiales et créé une dépendance qui perdure jusqu’à aujourd’hui.
Dimensions socioculturelles et psychologiques
Le colonialisme a également causé des blessures socioculturelles et psychologiques profondes. Le mépris des langues et des systèmes de savoirs autochtones a entraîné une perte culturelle majeure. Le déséquilibre de pouvoir entre l’Europe et les anciennes colonies se manifeste aussi par le fait que de nombreux objets culturels et historiques importants, comme le célèbre squelette de brachiosaure de Tanzanie, sont aujourd’hui exposés dans des musées européens, obligeant les Africaines et Africains à voyager en Europe pour voir leur propre patrimoine.
Frantz Fanon, penseur majeur de la théorie postcoloniale, a analysé le traumatisme psychologique de la colonisation. Il a décrit comment les personnes colonisées développaient un « complexe d’infériorité » et étaient contraintes de se voir à travers les yeux de leurs oppresseurs. Cette « double conscience » menait à une aliénation vis-à-vis de leur propre culture et identité.
Paradoxalement, la domination coloniale a aussi créé une nouvelle couche cosmopolite d’Africaines et d’Africains, libérée des attaches traditionnelles. Cette avant-garde éduquée a utilisé les outils de l’Occident – partis politiques, journaux et éducation – pour résister et lutter pour l’indépendance. Cependant, l’analyse de Fanon sur la politique éducative coloniale suggère que cette élite intellectuelle n’était souvent pas capable de provoquer un changement révolutionnaire. Au contraire, elle a repris après l’indépendance les structures de pouvoir des colonisateurs, posant ainsi les bases de la corruption persistante et de la mauvaise gouvernance dans de nombreux États postcoloniaux.
5. Continuité de la dépendance : néocolonialisme et discours postcolonial
L’anatomie du néocolonialisme
Après l’indépendance formelle, la domination militaire directe a été remplacée par un système de contrôle plus subtil, souvent appelé néocolonialisme. Les anciens empires ont cédé la place à des entreprises multinationales et à des « réseaux cachés de sociétés transnationales, d’intermédiaires et de dirigeants africains ». Ces nouveaux acteurs poursuivent l’exploitation systématique des ressources africaines par la corruption, des contrats opaques et l’utilisation de paradis fiscaux. Les profits issus des riches ressources naturelles de l’Afrique continuent ainsi de bénéficier principalement à l’étranger.
Une manifestation contemporaine de cette évolution est le « colonialisme vert ». Ce terme désigne la nouvelle course aux « ressources critiques » telles que le cobalt et le lithium, nécessaires à la transition énergétique et à la production de véhicules électriques dans les pays du Nord. Les structures d’exploitation héritées de l’époque coloniale se perpétuent sous couvert de protection du climat, sans que les conséquences pour les populations locales – qui subissent perte de terres et exploitation – ne soient réellement prises en compte.
Le débat sur les facteurs internes
Il existe cependant aussi des voix critiques qui remettent en question le fait de se concentrer uniquement sur les dépendances néocoloniales. L’analyse de la Konrad-Adenauer-Stiftung (KAS) souligne que des facteurs internes tels que la « mauvaise gouvernance, la corruption et la mauvaise gestion » entravent considérablement le développement économique de l’Afrique. Il est avancé que, soixante ans après l’indépendance, il n’est plus possible d’attribuer systématiquement la responsabilité aux puissances extérieures. L’évolution économique très différente des États africains depuis leur indépendance met en lumière l’importance des choix internes et des stratégies d’exportation.
Cependant, ces deux perspectives – la dépendance externe et les problèmes internes – ne sont pas de simples opposés. Elles révèlent un cercle vicieux fatal. Le colonialisme a créé les bases institutionnelles et sociales de la corruption et de la mauvaise gestion en détruisant des systèmes politiques fonctionnels, en ne laissant pas de personnel qualifié pour une administration indépendante et en déformant les systèmes économiques. Ces faiblesses internes rendent à leur tour les États africains vulnérables à l’exploitation par les entreprises multinationales, qui profitent de la corruption et du népotisme pour obtenir des conditions favorables. La stagnation de nombreuses économies africaines ne s’explique donc pas uniquement par de mauvaises décisions postcoloniales, mais par une déformation économique historique qui a entravé dès le départ une industrialisation durable.
6. Conclusion : Un héritage riche et la voie vers l’avenir
La distinction entre colonialisme et impérialisme revêt une importance fondamentale pour une analyse du point de vue africain. Tandis que l’impérialisme représente la doctrine globale, le colonialisme en est la mise en œuvre concrète et physique, avec des conséquences dévastatrices. La véritable différence ne réside cependant pas dans la définition, mais dans la manifestation et les conséquences spécifiques à long terme, qui ne peuvent être comprises qu’à travers une analyse détaillée de la pratique historique et de ses répercussions psychosociales.
Malgré des siècles d’exploitation et d’oppression, l’Afrique a fait preuve d’une grande résilience. La résistance anticoloniale et la quête continue d’autodétermination sont des aspects centraux de l’histoire africaine. La revitalisation des langues autochtones, le renforcement des discours postcoloniaux et l’affirmation croissante de l’agency africaine dans les forums multilatéraux témoignent de cette résilience. L’avenir exige une déconstruction cohérente des schémas de pensée coloniaux, un travail approfondi sur sa propre histoire et le dépassement des dépendances structurelles. Ce n’est qu’en s’engageant pleinement avec l’héritage du colonialisme que l’Afrique pourra réaliser son potentiel pour un avenir autodéterminé et juste.
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